C'était une époque où l'AEC n'existait pas encore, en tout cas pas sous sa forme actuelle. On appelait ça un P.E.C. (Parcours Educatif et Culturel). Cette année là, le thème était: "1914-1918 dans le Valois -Multien"
Les professeurs encadrant le projet étaient alors Mme CAGLIESI, Mme ROUGET , M.ROUVET et M.ABRAN.
Déjà, l'ambiance de la future AEC y était perceptible et de belles rencontres rythmaient notre parcours. Parmi les plus belles, fut sans aucun doute notre rencontre avec Mme LEVEQUE, centenaire habitante d'Ivors, qui nous accueillt avec sa fille dans sa maison pour une interview mémorable. En effet, ce n'est pas tous les jours que l'on peut recueillir le témoignage direct d'une personne ayant vécu la Première Guerre Mondiale. D'ailleurs, cette expérience restera à jamais inédite. C'est avec tendresse que nous nous souvenons aujourd'hui de ce moment magique où le petit groupe d'élèves réunis a fait un voyage dans le temps, 80 années auparavant dans les souvenirs d'une jeune fille de 16 ans qu'elle était alors, confrontée malgré à la guerre et à ses conséquences.
Nous en livrons ci-dessous le récit tel quel, avec ses maladresses, ses non-dits, ses allusions et surtout avec la malice de celle qui nous a donné ce jour de Mai 1999, une magistrale leçon d'Humanité.
INTERVIEW DE MME LEVEQUE . IVORS Le 11 Mai 1999
P.E.C. : Quel âge aviez-vous pendant la Première Guerre Mondiale ?
Mme Lévêque : « J’avais 16 ans quand la guerre est arrivée. Je suis née en 1908, j’ai 101 ans.
P.E.C. : « C’est beau… »
Mme Lévêque : « Je n’y suis pour rien, un jour a poussé l’autre sans qu’on s’en aperçoive. »
P.E.C. : « Etiez-vous dans la région ? »
Mme Lévêque : « Non, j’étais à Paris »
P.E.C. : « Avez-vous des souvenirs de cette guerre ? »
Mme Lévêque : « J’ai un souvenir malheureux, mon frère est mort tout de suite en septembre à Berry-au-Bac. Mon beau-frère a lui aussi été tué mais à la fin de la guerre à Oulchy-le-Château dans l’Aisne. Mon mari a fait la bataille de la Somme, nous n’étions que fiancés et nous nous sommes mariés en 1918. »
P.E.C. : « Votre mari a-t-il été blessé ? »
Mme Lévêque : « Non, mais son casque a été traversé,il a évité la mort. Par contre, il a été gazé…
P.E.C. : « A-t-il eu des séquelles ? »
Mme Lévêque : « Oh oui ! et c’est ça qui me l’a enlevé ! S’il n’avait pas eu cela, je crois qu’il aurait fait un centenaire comme moi ! Il était très fort. Nous avions un bon métier, nous étions dans la culture (agriculture)c’est un métier sain. »
P.E.C. : « Que faisiez-vous au juste ? »
Mme Lévêque : « Mon mari était régisseur, on a beaucoup travaillé dans l’Aisne après 1918.
P.E.C. : « On imagine que lorsqu’il est parti, ainsi que les autres membres de votre famille, vous deviez correspondre. »
Mme Lévêque : « Oui, nous avons correspondu pendant toute la guerre »
P.E.C. : « Il est parti pendant les 4 années ? »
Mme Lévêque : « Oui, les quatre. »
P.E.C. : « Comment avez-vous vécu cette époque, cette séparation ? »
Mme Lévêque : « Oh, du façon très chiche car nous avions des bons pour manger, pour tout. C’était comme en 1939-1945, mais plus facile car le civil n’était pas attaqué. Nous étions quand même tranquilles chez nous, à part les bombes qui arrivaient à la maternité puis sur l’église St-Germain –l’Auxerrois. C’était justement le jour de la naissance de mon fils.
P.E.C. : « C’est un épisode célèbre du bombardement de Paris. »
Mme Lévêque : « Oui, par la Grosse Bertha. C’étaient les premiers.
P.E.C. : « Vous vous rappelez de beaucoup de choses… »
Mme Lévêque : « Oh, vous savez,on faisait la queue pour tout ; la viande, les légumes…mais c’était pour le chauffage le plus dur. Alors, on avait des ruses ; on préparait des boules de papierjournal serré et ça nous servait de boulets. On bourrait ainsi nos cuisinières. A l’époque on se chauffait comme ça, même à Paris ! Au lieu de faire la queue , on se relayait. J’étais au Ministère de la Guerre ; j’étais secrétaire. »
P.E.C. : « Votre mari a-t-il fait la Seconde Guerre Mondiale ? »
Mme Lévêque : « Ah non !, il a fait de la Résistance. Il n’était pas content de ne pas pouvoir partir avec notre fils. Il était trop vieux ; il était de la classe 1915. Alors, il est entré en Résistance. A l’époque, nous étions directeurs d’une école,nous avions des apprentis vachers…et on a sauvé des Juifs sous le couvert des apprentis vachers… On en a sauvé 19 , il a été décoré pour ça. »
P.E.C. : « Pour en revenir ) la Première Guerre Mondiale, avez-vous un souvenir du 11 Novembre 1918 ? »
Mme Lévêque : « Oui, j’en ai un précis car ma mère a fermé les volets…parce qu’avec le deuil que nous avions…on était content que ce soit fini pour les autres, mais pour nous, ce n’était pas une joie, alors on a fermé les volets…Et j’en ai fait autant à la fin de la guerre de 40 car j’y ai perdu mon fils… »
P.E.C. : « Pendant la Première Guerre, avez-vous vu des Allemands ? »
Mme Lévêque : « Très peu, car ils n’étaient pas venus jusqu’à Paris. J’en ai vu au cinéma ! Les cinémas restaient ouverts même pendant la guerre, ça marche toujours ça ! Il le faut, ça maintient le moral des autres. »
P.E.C. : « Justement,on a souvent lu dans les livres qu’on reprochait à l’arrière cette vie… »
Mme Lévêque : « Mais il le fallait, quand les soldats revenaient ; ça les reposait, ils reprenaient courage ! Je ne suis pas contre cela, ils avaient besoin de revivre. »
P.E.C. : « Après la guerre, on imagine que ces évènements étaient toujours présents dans votre esprit.. ou avez-vous essayé d’oublier ? »
Mme Lévêque : « Chez nous, on a vécu ça longtemps pour mon frère. Il a laissé derrière lui une petite fille et mon beau-frère en a laissé 3. C’était un ami de Dorgelès. »
P.E.C. : « Quels ont été les grands hommes de cette guerre selon vous ? »
Mme Lévêque : « Joffre naturellement, Foch et Clémenceau. Lui, c’était un Grand Homme ; on n’en fait plus des comme cela ! Joffre nous a sauvé avec les Taxis, mais c’est difficile pour moi de vous raconter tout cela. Je n’avais que 16 ans et je ne sortais pas beaucoup. Je voyais mes parents pleurer… J’étais plutôt en contact avec la vie des autres quand j’ai commencé à travailler. Quand il arrivait quelquechose au ministère, on travaillait dessus… c’était du travail. »
P.E.C. : « On dit que les femmes ont beaucoup travaillé pendant la guerre »
Mme Lévêque : « Oui, beaucoup dans les usines. »
P.E.C. : « Cela a-t-il changé beaucoup de choses pour elles ? »
Mme Lévêque : « Oh oui !, même dans les campagnes, la femme avait pris une place extraordinaire. Ici à Ivors, les femmes ont pris la charrue à la place des hommes. Dans les villes ; c’était plus dans les usines. Celles qui n’avaient pas d’instruction pour travailler dans les bureaux allaient à l’usine. La femme a beaucoup travaillé en 14, comme en 40 »
P.E.C. : « Pensez-vous encore à cette époque ? »
Mme Lévêque : « Quand on en cause, tout ça est très loin…Tout ce qui a fait ma vie de jeune fille est mort. Je ne peux pas en causer avec ma fille, je ne veux pas embêter les gens avec ça ! C’est si loin ! »
P.E.C. : « Pas pour nous ! »
Mme Lévêque : « Moi qui ai payé très cher la guerre ; je suis obligée de m’en souvenir.
P.E.C. : « Nous avons des documents sur la guerre dans la région, savez-vous ce qui s’y est passé ? »
Mme Lévêque : « Non, je ne sais pas. Je me suis installée lorsque j’avais 22 ans. Nous avons eu un coup de cœur pour Ivors…Mes amis m’en ont parlé car c’était tout chaud, mais maintenant ils sont tous morts… »
P.E.C. : « C’est pour cette raison que nous avons réalisé ce projet, il fallait montrer tout cela. Dans les lettres que vous receviez des tranchées, est-ce qu’on vous racontait ce qui se passait ? »
Mme Lévêque : « Oh rien !!Oh rien !!Rien… C’était des lettres intimes et en dehors de toutes affaires militaires »
P.E.C. : « Tout était censuré ? contrôlé ? »
Mme Lévêque : « Oui, on ne payait pas la correspondance militaire d’un côté comme de l’autre. C’était gratuit. J’envoyais ma lettre tous les jours en même temps que le communiqué (du ministère). »
P.E.C. : « Vous ne connaissiez donc pas la réalité de ce qu’il vivait là-bas ? »
Mme Lévêque : « Oh non ! quand il venait, il préférait qu’on n’en parle pas. Il voulait se reposer et ne pas en causer. Malgré tout il prenait des colères. Je me rappelle qu’il était gentil mais disait toujours ce qu’il pensait. Il était contre les « embusqués » et, pendant la guerre, il y en avait plein. Des « planqués » ; il y en a toujours. Quand il repartait , il disait : « Dire que je vais me faire casser la g… pour ces c…là » !!! »
P.E.C. : »Si vous aviez quelquechose à dire aux jeunes, vous qui avez connu les deux guerres, que leur diriez-vous ? »
Mme Lévêque : « La guerre est une chose horrible, si vous pouvez l’éviter…Mon Dieu… j’espère que ça ne reviendra jamais. C’est la chose la plus terrible qui puisse exister sur Terre. Même si en 1914-1918 il n’y a pas eu de torture, ce n’était pas comme en 40 »
P.E.C. : « Vous pensez que la Seconde a été plus dure que la Première ? »
Mme Lévêque : « Oh oui, 1914 n’a rien à voir avec 1940. Pour la première, ce sont les militaires qui ont souffert dans les tranchées . Mon mari a souffert physiquement, moralement, il a attrapé plein de choses… Il vivait dans la saleté, avec des bêtes, les souris, les rats, les poux. Il était malheureux. Il vivait dans la boue, il dormait dans le boue. C’était abominable. Tandis qu’en 40, ils n’ont pas eu le temps de souffrir de tout cela, c’est le civil qui a payé plus qu’en 18. En 18, nous n’avons pas connu les tortures et tout ça. Ce sont des guerres différentes. En 18, on a payé de petites restrictions, on était embêté par les alarmes, il fallait descendre à la cave… mais on ne mourait pas de cela.Quand on était à la cave, on vivait tous ensemble, on ne s’occupait pas des bombes. C’était devenu une habitude. Il y a beaucoup de choses à dire, mais je suis une femme. Je l’ai vécu avec un moral différent de celui que j’ai maintenant. Je l’ai vécu d’une autre façon qu’en 40, presque plus… sérieusement. »
P.E.C. : « Avez-vous conservé des lettres de 1914 ? »
Mme Lévêque : « Non, tout est brûlé du fait que mon fils est mort, mon mari a tout brûlé. C’est loin tout ça. »
P.E.C. : « Votre vie est riche d’ Histoire ! »
Mme Lévêque : « Quand je me souviens, j’écris, mais 1914 c’est loin ! Je travaillais puis je rentrais chez moi. On n’avait pas de dimanche, seulement une demi-journée dans la semaine. Ni dimanche, ni jour de fête. »
P.E.C. : « Après les deux guerres, que pensiez-vous des Allemands ? »
Mme Lévêque : « …je ne sais pas… En 40 ;quand mon fils a été tué ; je ne pouvais pas voir un Allemand… et puis après, je me suis raisonnée. Y a des gens qui sont morts là-bas comme chez nous. On a eu des « salopards » en 40 même entre gens du même pays… c’est épouvantable, ignoble.. Aujourd’hui, je n’ai aucune haine contre eux. Vous savez quand mon fils a été tué, ils étaient trois ; d’abord un Tirailleur,puis mon fils a reçu la 2ème balle et l’Allemand. Alors ce sont trois mères qui ont eu du chagrin ! Faut être humain…pourquoi leur en voudrai-je ? C’était la guerre !!Y a des gens qui sont braves de l’autre côté comme chez nous »
P.E.C. : « Et quand vous voyez ce qui se passe aujourd’hui ? »
Mme Lévêque : « C’est abominable ! Pourquoi tuer des enfants ? tuer des femmes ? Je ne comprends pas. Je lis le journal tous les jours, on en discute avec ma fille. »
P.E.C. : « Tout ce que vous nous avez dit est inespéré. Vous avez dépassé toutes nos espérances ! Nous vous remercions infiniment, c’était une expérience extraordinaire.Si vous le permettez, nous allons mettre votre témoignage sur papier afin qu’il figure sur le catalogue de notre exposition. »
Mme Lévêque : « Si vous voulez ! ( Mme Lévêque se tourne alors vers les élèves). Alors, vous imaginiez que c’était comme cela une femme de 100 ans ? Vous pensiez que c’était plutôt comme cela (elle mime une personne tremblotante). Y en a qui sont comme ça à 60 ans ! (rires). Mais j’aimerais partir pendant que je dors, j’en ai marre, c’est trop long !! J’entends mal et je suis obligée de vous accueillir sans bouger de mon fauteuil. »
P.E.C. : « Nous vous trouvons plutôt en forme ! »
Mme Lévêque : « Oui, mais j’étais très active, et il y a plein de choses qui me manquent. Il me reste la vue pour lire et écrire. C’est déjà pas mal allez vous me dire ? C’est mon destin, on a chacun le sien, il faut accepter ce qui vient et ne jamais se plaindre, sinon on rase les gens. Mon village a fêté mes 100 ans, tout le village a signé le livre d’or que l’on m’a offert. C’était magnifique ! »
P.E.C. : « Nous vous remercions infiniment, merci de nous avoir accueillis et de nous avoir fait partager cet extraordinaire moment en votre compagnie »
IVORS, le 11 Mai 1999
Note concernant Jacques LEVEQUE ; fils de Mme Lévêque ; d’après des documents fournis par M.Daniel HENRY ; memebre fondateur de l’ADAR (Association Départementale des Amis de la Resistance Oise)
Jacques LEVEQUE ; né le 28 Mars 1918, engagé, est tué le 20 Janvier 1945 dans la région de Thann en Alsace. Sa famille était domiciliée à Nantouillet (Seine-et-Marne) où son père dirigeait un centre d’apprentissage agricole et hebergea plusieurs Juifs et aviateurs alliés.